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La rivale

Isabelle Eberhardt

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Isabelle EBERHARDT, femme de lettres et voyageuse née à Genève le 17 février 1877 décédée à Aïn Sefra (Algérie) le 21 octobre 1904.La RivaleUn matin, les pluies lugubres cessèrent et le soleil se leva dans un ciel pur, lavé des vapeurs ternes de l'hiver, d'un bleu profond.Dans le jardin discret, le grand arbre de Judée tendit ses bras chargés de fleurs en porcelaine rose.Vers la droite, la courbe voluptueuse des collines de Mustapha s'étendit et s'éloigna en des transparences infinies.Il y eut des paillettes d'or sur les façades blanches des villas.Au loin, les ailes pâles des barques napolitaines s'éployèrent sur la moire du golfe tranquille. Des souffles de caresse passèrent dans l'air tiède. Les choses frissonnèrent. Alors l'illusion d'attendre, de se fixer, et d'être heureux, se réveilla dans le cœur du vagabond.Il s'isola, avec celle qu'il aimait, dans la petite maison laiteuse où les heures coulaient, insensibles, délicieusement alanguies, derrière le moucharabié de bois sculpté, derrière les rideaux aux teintes fanées.En face, c'était le grand décor d'Alger qui les conviait à une agonie douce.Pourquoi s'en aller, pourquoi chercher ailleurs le bonheur, puisque le vagabond le trouvait là, inexprimable, au fond des prunelles changeantes de l'aimée, où il plongeait ses regards, longtemps, longtemps, jusqu'à ce que l'angoisse indicible de la volupté broyât leurs deux êtres?Pourquoi chercher l'espace, quand leur retraite étroite s'ouvrait sur l'horizon immense, quand ils sentaient l'univers se résumer en eux-mêmes?Tout ce qui n'était pas son amour s'écarta du vagabond, recula en des lointains vagues.Il renonça à son rêve de fière solitude. Il renia la joie des logis de hasard et la route amie, la maîtresse tyrannique, ivre de soleil, qui l'avait pris et qu'il avait adorée.Le vagabond au cœur ardent se laissa bercer, pendant des heures et des jours, au rythme du bonheur qui lui sembla éternel.La vie et les choses lui parurent belles. Il pensa aussi qu'il était devenu meilleur, car, dans la force trop brutalement saine de son corps brisé, et la trop orgueilleuse énergie de son vouloir alangui, il était plus doux....Jadis, aux jours d'exil, dans l'écrasant ennui de la vie sédentaire à la ville, le cœur du vagabond se serrait douloureusement au souvenir des féeries du soleil sur la plaine libre.Maintenant, couché sur un lit tiède, dans un rayon de soleil qui entrait par la fenêtre ouverte, il pouvait évoquer tout bas, à l'oreille de l'aimée, les visions du pays de rêve, avec la seule mélancolie très douce qui est comme le parfum des choses mortes.Le vagabond ne regrettait plus rien. Il ne désirait que l'infinie durée de ce qui était.La nuit chaude tomba sur les jardins. Un silence régna, où seul montait un soupir immense, soupir de la mer qui

Nombre de pages : 4

Date de publication :

Éditeur : Audiocité

Le studio Littérature

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