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Le réveil des morts au village

Maurice Barrès

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Maurice BARRÈS (1862-1923) écrivain et homme politique français.Le réveil des morts au villageDans la petite nation lorraine les forces occultes, en tout temps, se sont manifestées de la manière la plus saisissante. C’est le pays des vulgaires sorciers et des mages les plus nobles.Les idées qu’ils agitent n’ont aucune prise sur ma raison, mais un être porte en soi plus de puissance à s’émouvoir qu’il ne s’en connaît. Toutes les images que la suite des gens de notre race a formées reposent dans nos cœurs et peuvent s’y réveiller. Certains jours, on ferme les livres, on se surprend à délaisser la grand-route publique pour les vieilles voies abandonnées . on s’en va errer dans les halliers de la rêverie.À ces fugues de l’âme, rien ne me dispose aussi bien que la vue des grandes solitudes de la vieille Lorraine.Il ne manque pas de gens pour aimer les faciles vallées de nos rivières, la Moselle, la Meurthe, la Meuse, enrichies de villes prospères . ils y trouvent une vie accueillante et rien qui les déroute. Mais qui donc a parcouru l’immense et grave plateau lorrain, légèrement incliné depuis les fontaines et le Bois Chenu, où Jeanne d’Arc écoutait ses voix, jusqu’aux étangs, au bord desquels Stanislas de Guaïta écrivait l’histoire de la basse et de la haute magie ? Vaste pays de la tristesse sans déclamation. Pays abandonné, usé plutôt. On y est pressé par des ombres, mais des ombres qui n’ont pas de noms . ici les chefs eux-mêmes sont morts sans laisser de mémoire. Une tristesse immobile est suspendue sur cette immensité.Pourquoi ces déserts me portent-ils des coups si forts et si justes ? Comment ces plaines déshéritées atteignent-elles sûrement mon cœur ? Il est impossible d’exprimer par aucune description directe la saisissante qualité morale du plateau lorrain. Mais je me rappelle un trait, deux mots relevés dans les archives de ma petite ville et qui donnent le ton, la couleur morale de ces cantons de la vieille Lorraine. Peu de jours après la fête des Morts de 1721, un sieur Jean Jourat, de qui l’on ne sait rien de plus, comparut devant Messieurs de l’Hôtel de Ville à Charmes, « en leur déclarant qu’il demandait d’aller chaque jour à minuit, crier le réveil pour les âmes du Purgatoire ». Voilà qui rend compte du sentiment sérieux qui s’empare d’un voyageur au milieu de ces espaces battus des vents. Leur silence, leurs vallonnements, leurs longues files de peupliers et leur solitude se transforment tout naturellement dans nos âmes en prière.Il y a quelques semaines, à la fin d’une journée d’automne, un léger accident de voiture m’arriva comme un fait exprès, pour satisfaire ma passion de la plaine lorraine. J’ai dû passer une paire d’heures dans une de ses parties les plus déshéritées, non loin de Vittel sur la haute route découverte qui va de Saint-Baslemont à Lignéville, et d’où l’on embrasse une sévère étendue de champs et de bois, bosselée de monticule

Nombre de pages : 7

Date de publication :

Éditeur : Audiocité

Le studio Littérature

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