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Viande de Boucherie

Pierre Loti

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Viande de BoucherieparPierre Lotide l'Académie françaiseAU milieu de l'océan Indien, un soir triste où le vent commençait à gémir.Deux pauvres boeufs nous restaient, de douze que nous avions pris à Singapoor pour les manger en route. On les avait ménagés, ces derniers, parce que la traversée se prolongeait, contrariée par la mousson mauvaise.Deux pauvres boeufs étiolés, amaigris, pitoyables, la peau déjà usée sur les saillies des os par les frottements du roulis. Depuis bien des jours ils naviguaient ainsi misérablement, tournant le dos à leur pâturage de là-bas où personne ne les ramènerait plus jamais, attachés court, par les cornes, à côté l'un de l'autre et baissant la tête avec résignation chaque fois qu'une lame venait inonder leur corps d'une nouvelle douche si froide . l'oeil morne, ils ruminaient ensemble un mauvais foin mouillé de sel, bêtes condamnées, rayées par avance sans rémission du nombre des bêtes vivantes, mais devant encore souffrir longuement avant d'être tuées . souffrir du froid, des secousses, de la mouillure, de l'engourdissement, de la peur…Le soir dont je parle était triste particulièrement. En mer, il y a beaucoup de ces soirs-là, quand de vilaines nuées livides traînent sur l'horizon où la lumière baisse, quand le vent enfle sa voix et que la nuit s'annonce peu sûre. Alors, à se sentir isolé au milieu des eaux infinies, on est pris d'une vague angoisse que les crépuscules ne donneraient jamais sur terre, même dans les lieux les plus funèbres. - Et ces deux pauvres boeufs, créatures de prairies et d'herbages, plus dépaysés que les hommes dans ces déserts mouvants et n'ayant pas comme nous l'espérance, devaient très bien, malgré leur intelligence rudimentaire, subir à leur façon l'angoisse de ces aspects-là, y voir confusément l'image de leur prochaine mort.Ils ruminaient avec des lenteurs de malades, leurs gros yeux atones restant fixés sur ces sinistres lointains de la mer. Un à un, leurs compagnons avaient été abattus sur ces planches à côté d'eux . depuis deux semaines environ, ils vivaient donc plus rapprochés par leur solitude, s'appuyant l'un sur l'autre au roulis, se frottant les cornes, par amitié.Et voici que le personnage chargé du service des vivres (celui que nous appelons à bord : le maître commis) monta vers moi sur la passerelle, pour me dire dans les termes consacrés : « Cap'taine, on va tuer un boeuf. » Le diable l'emporte, ce maître-commis ! Je le reçus très mal, bien qu'il n'y eût assurément pas de sa faute . mais en vérité, je n'avais pas de chance depuis le commencement de cette traversée-là : toujours pendant mon quart, l'abatage des boeufs !... Or, cela se passe précisément au-dessous de la passerelle où nous nous promenons, et on a beau détourner les yeux, penser à autre chose, regarder le large, on ne peut se dispenser d'entendre le coup de masse, frappé entre les cornes, au milie

Nombre de pages : 5

Date de publication :

Éditeur : Audiocité

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