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A la Belle Etoile-Une Passionnette-Heboutioux-A la Pipee

Jules Renard

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À la belle étoile Tout à coup des voix chantèrent : une voix aiguë et une voix basse. C'était un chant indistinct, coupé, haché menu comme le chant d'un ivrogne. Deux hommes parurent à l'une des extrémités du petit pont. L'un d'eux, le moins ivre, débraillé, la blouse rabattue sur les épaules et laissant voir sa chemise de toile, soutenait l'autre et se roidissait pour éviter une chute commune. Ils s'arrêtèrent sur le pont, à regarder d'un oeil trouble l'eau qui leur envoyait en plein visage ses bouffées fraîches, et de nouveau leurs voix s'élevèrent avec un bruit de ferraille remuée. Ils riaient à la rivière si douce qui les caressait, bonnement, de ses souffles humides. Mais vrai, elle venait bien tard : le vin était tout bu. Derrière eux le soleil tombait, un soleil d'un rouge terne, dont les rayons se brisaient en gerbe sur un nuage pendu à l'horizon comme un haillon éclatant. La lumière s'amollissait, et, tamisée par les feuilles et les branches déchiquetées, ne jonchait plus le sol que de vagues fleurs de clair et d'ombre. Les arbres se revêtaient déjà de formes nocturnes, dont la plus simple était celle d'un oiseau énorme balançant ses larges ailes sans jamais se décider à prendre son vol. Dans la solitude, les plus petits détails prenaient de l'importance. Après un long moment de lourdeur, où une petite fleur eût paru pesante, il s'était fait une subite animation comme au coucher d'un roi. Les oiseaux rentraient, comme des fusées, dépareillés, s'appelaient par des cris divers et prenaient sur une branche, sous une feuille, des poses commodes pour la nuit, avec des chants vifs et des roucoulements sourds. Dans l'air moite, empli de morbidesse, de soudaines et fortes haleines passaient comme si le vent eût donné une fois pour toutes tout ce qui lui restait de souffle. L'eau s'illuminait de feux intérieurs. Un monde de nuit s'y éveillait, et les deux ivrognes, pris d'une émotion niaise, regardaient s'étendre comme des robes de fantômes, les brumes blanches épandues, vapeurs d'une immense étuve. Ce soir-là, le curé du village, rasé de frais, nu-tête, chauve et ventru, sous une ombrelle blanche bordée de bleu, avait sonné à la porte du château, dans la certitude, que n'avaient jusque-là jamais trompée ces dames, d'y rester à dîner, La servante qui lui ouvrit lui jeta en pleine face : « Cette fois, elles n'y sont pas, monsieur le curé. » Le curé flaira une plaisanterie. « Point, dit-il vivement, je ne le crois pas. -Croyez-le », dit la servante. Il demeura atterré, fixa sur son nez ses lunettes fumées, regarda la servante, lui vit un sourire malin, ne dit rien et partit. Où allait-il dîner maintenant ? Ce n'était pas son jour au moulin : ce n'était son jour nulle part. Il marchait sur la route, absorbé, sans répondre aux saluts, laissant pendre son ombrelle ouverte, à fond jaune, qui lui tapait sur les jambes, vraiment frappé de stupeur en face de cette chose inattendue. Il ne se demandait p

Nombre de pages : 28

Date de publication :

Éditeur : Audiocité

Le studio Littérature

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